P’tit’mère !
Le sourire est ému, l’œil vibrant de compassion admirative, l’inflexion de la voix protectrice : – P’tit’mère !
La femme qui parle est une dame entre deux âges. Fière de sa simplicité. On sent qu’elle estime être dans le juste milieu – à l’occasion, elle manifesterait vite une certaine acrimonie contre les bourgeois, un certain mépris pour les Manouches. Elle a un style mémère. Et c’est précisément ce qu’elle décèle dans la personnalité de la petite fille qu’elle a sous les yeux : une indéniable potentialité de mémérisation précoce. Osons le dire : elle ne regarde pas une petite fille, mais la petite fille qu’elle a été, qu’elle pourrait être encore. Elle se regarde. C’est vrai que la fillette a cet enjouement maniéré, coquet, qui fait dire à tout coup :
— Qu’est-ce qu’ils sont éveillés les gosses, maintenant !
Par exemple, elle a fait pouffer l’aréopage féminin rassemblé autour d’elle avec un « Tu sens pas bon Pépé ! » ou un « Papa, il finit les bouteilles en cachette ! » qui témoignent moins d’un féminisme latent que d’une soumission perverse à un patriarcat dévoyé. La maman a fait semblant de la réprimander – avec quelle coupable gourmandise ! Mais la dame en face a dit :
— P’tit’mère !
Oui, p’tit’mère. Un je-ne-sais-quoi dans la gamine annonce déjà qu’elle ne sera que fortuitement jeune fille, jeune femme, que l’essence de la féminisation prend déjà en elle un caractère mémère qui ne saurait être ressenti triomphalement à l’âge adulte, mais qu’il est délicieux de constater, patent, irréductible, dans les minauderies d’une petite fille sans liberté, réduite à ce carcan social qui l’émoustille et la condamne : – Pauv’p’tit’mère !